Cette semaine, j’ai découvert une agence de pub où personne n’a de bureau attribué. Rien. Pas même un crayon ou un cahier. Il y a des fournitures en libre service un peu partout, t’as besoin d’un stylo et hop, tu l’empreintes et tu le remets ensuite dans un autre coin à fournitures quand tu n’en as plus besoin. Pas de perte de temps. Pas de propriété. Et quand tu t’en vas le soir, tu embarques ton ordi et ton smartphone. Tu fais place nette en deux temps trois mouvements. Pas un post it, une tasse à café, un chocobon, une miette de sandwich au jambon. Pas même un écran d’ordi. Restent des bureaux vides. Design, colorés, tendance, mais vides.

Une appli et un casier

Les seules choses que les gens possèdent, ce sont un ordi portable et un smartphone avec l’application de la boîte déjà intégrée. L’appli sert entre autres à chatter et se géolocaliser. Car comme personne n’a de bureau, ça signifie que tout le monde peut être partout, à tout moment. Donc quand on a besoin de se voir pour se parler, l’appli permet de savoir où l’on se trouve et de se donner rendez-vous (« tiens, JP est aux toilettes, on se retrouve tous dans 5 mn devant les WC du 3eme aile gauche, comme ça on perd pas de temps »).

Chacun a un casier aussi. Comme à la piscine. Un casier bien carré. Un ptit coffre fort en somme, dans lequel on peut mettre ce que l’on veut pour la journée. Des dosettes de café, un paquet de chocobons… Il suffit de biper son smartphone devant une puce et vlan ! Le casier dispo s’ouvre. Surpriiiiise ! Faut pas se trouver juste en face, c’est tout. Les gens sont censés changer de casier tous les jours, en fonction de là où ils s’installent le matin, mais la nature humaine étant ce qu’elle est, il se trouve que la grande majorité des salariés garderaient leur casier, dixit la personne qui m’a guidée dans l’agence. Tout comme le bureau qu’ils ont occupé un peu par hasard le premier jour. Tout comme quand on s’installe dans une salle de formation pour 3 jours. Tu peux être sûr que tu reprends la même place le lendemain, et le sur-lendemain.

Alors pourquoi ce fonctionnement qui empêche de coller la photo de son gosse sur le mur ? Pourquoi casser ces repères ? Le télétravail ponctuel ne suffit-il pas à offrir aux salariés des espaces de mobilité et de concentration ?

Développer le collaboratif en mode ludique

En fait, il y a eu pas mal d’articles en 2013 sur cette tendance. Tout droit venue des pays anglo-saxons ou nordiques, il semblerait qu’elle soit bien plus ancrée en France que je ne l’imaginais. On appelle ça le « desk sharing ». Le partage de bureaux. Les vertus de ce jeu de chaises musicales : il développerait le dialogue, la création, la productivité et l’innovation. Selon l’expert d’une société qui commercialise des capteurs de mouvements permettant d’analyser les déplacements des salariés (flippant !), 40 à 60% des interactions d’un salarié se font avec ses voisins directs (sérieuuuux ?), que cela soit par mail ou lors de discussions réelles. En gros, plus tes collègues sont loins les uns des autres, moins tu risques de leur parler (noooon ?). C’est même très précis (si si), on aurait 5 à 10% de chances dans une journée de parler à quelqu’un qui se situe à deux rangées de soi… Mouais, j’aurais pas eu besoin de capteurs pour deviner ça. Si je n’ai pas besoin de parler à JP, je ne lui parle pas. On n’est pas OBLIGÉS de parler à JP !

Dans les locaux de Google à Zurich, les open spaces sont même reliés par des toboggans et des colonnes de pompier pour faciliter les déplacements. Youhou !! J’ai vu aussi, dans la boîte que j’ai visitée, des matelas de judo et des espaces de travail modulables, des sortes de bancs d’amphithéâtre pour des réus à plusieurs, ou des espaces individuels cerclés par des gros boudins en mousse pour isoler du bruit. Le tout super coloré, design, plutôt fun. Tu peux avoir un aperçu ici, car c’est le même topo chez Sanofi. Pas loin du décor de la crèche d’Antonin quoi. Mais pour adultes.

Franchement faut avoir confiance en ses collants pour faire ça…

Économiser sur l’immobilier

Dans cet article du Nouvel Obs, des experts en immobilier d’entreprise expliquaient en 2013 que la raison était avant tout financière, « le coût immobilier étant le 2e poste de charges après les salaires ». Les salariés ne seraient de toute façon pas à leur poste tous les jours, de plus en plus nomades, en télétravail, pratiques favorisées par les nouvelles technologies. Cette année-là, le taux d’occupation moyen des postes de travail aurait été de 60% seulement. Cette même année, 11% des actifs travaillant dans un bureau avaient rapporté ne pas disposer de poste de travail attitré contre 5% deux ans avant.

Là où ça coince

Outre les problèmes épidémiologiques mis en avant par les médecins du travail (« Ah mince JP des toilettes est en arrêt gastro aujourd’hui, et il s’était installé à 5 postes hier… »), il y a pas mal de salariés qui expriment la pénibilité de ces pratiques. Le surbooking (pas assez de bureaux pour tout le monde), devoir faire place nette tous les soirs, plus de notion de collectif et d’esprit d’équipe…

En commentaire de cet article de Cadremploi, pourtant lénifiant, une internaute dit n’avoir vu « aucune amélioration de la communication, bien au contraire ». Je la cite : « il est parfois difficile de savoir où se trouve tel collègue, le téléphone portable ne fonctionne pas toujours correctement (le fixe ayant été supprimé) et il n’y a plus aucune intimité pour se concentrer ou même échanger une pensée privée ou une critique. Par ailleurs, on perd au moins 10 minutes le matin à sortir ses affaires du casier, 20 autres par jour à trouver où se trouve l’interlocuteur avec lequel on doit travailler (s’il est à un autre étage), 20 minutes à réserver une salle pour s’isoler quand on a vraiment besoin de concentration pour effectuer une conférence call multi-interlocuteurs avec toujours son PC à porter plus ses dossiers (car seul ceux qui ne travaillent pas n’ont pas besoin de dossiers, ceux qui décident par exemple) et 10 minutes le soir à ranger ses affaires. Bref je vois beaucoup de perte de temps, une déshumanisation où on ne peut plus s’approprier son environnement et en aucun cas plus de convivialité sinon une hypocrisie renforcée de devoir être politiquement correct – les coups bas se faisant par derrière ou alors l’ensemble du plateau est témoin du moindre accroc. »

Un autre regrette de n’avoir plus de matériel attitré et de devoir se contorsionner plusieurs fois par jour pour brancher son ordi : « Ce qui manque dans ce genre d’organisation, c’est du matériel, genre un écran et un clavier, une vraie chaise, des stores sur les fenêtres. Le luxe serait d’avoir une station d’accueil pour éviter à chaque fois de se balader à quatre pattes sous la table pour brancher son PC portable. Et un antivol permanent avec le bureau, des prises réseau qui fonctionnent (le wifi pour des raisons de sécurité est banni). Et être certain d’avoir de la place, car lorsqu’il faut attendre que les gens partent en réunion pour avoir une place assise c’est déroutant et frustrant (Hé oui il n’est pas toujours possible de travailler depuis le domicile). Le must ce serait que l’espace de travail soit bien a-sonorisé, car dans le brouhaha ambiant, il est difficile de se concentrer, quand les écouteurs sont prohibés, et porter des boules quies est mal vu. Certains ont de la chance d’avoir un endroit « quiet », mais ce n’est pas la règle générale. Quand vous avez un téléphone fixe (et pas de mobile professionnel) pour 4 ce n’est pas l’idéal pour travailler. »

Ce qui me manquerait

Je ne sais pas si je suis réac, mais je crois que j’aurais tendance à mal vivre moi aussi une telle organisation. Pourtant je bosse sur le digital, quasiment tout est sur le disque dur de mon ordi, et j’ai fait le choix de me mettre à mon compte pour notamment avoir la liberté de travailler où je le souhaite. Mais ce qui me manque de mon ex-boîte c’est justement de ne plus voir la trogne de mes collègues le matin, de ne plus savoir quel est leur quotidien boulot ET perso, ne plus les entendre réagir à l’actu, mais aussi ne plus voir notre mur des beaux gosses s’enrichir ou louper l’ouverture du calendrier de l’Avent ensemble après le dej… Quand j’ai débarqué dans ma nouvelle région, j’ai avant tout cherché à retrouver un endroit de coworking chaleureux, accueillant, avec d’autres indépendants réguliers comme moi que j’aurais le plaisir de retrouver.

Travailler l’improvisation théâtrale comme musicale m’a aussi prouvé que c’est avec un cadre, des contraintes, des règles et des habitudes que l’on est le plus créatif. Que l’on prend le plus de plaisir à sortir du cadre et y revenir. Que l’on prend la mesure de la nouveauté et l’innovation. Que l’on apprend à se surprendre, et donc à surprendre les autres.

Est-ce que la clé, plutôt que de casser les repères pour forcer tout le monde à se réiniventer continuellement, ce ne serait pas avant tout des managers qui mobilisent les équipes tout en leur laissant de l’autonomie, qui créent de la connivence et de l’émulation ? Dans cette période de changements perpétuels, est-ce qu’on n’aurait pas encore plus besoin de visionnaires qui nous emportent et nous font adhérer au sens qu’ils donnent à nos missions ? Et qui sachent nous laisser la place nécessaire pour prendre nos responsabilités. A nous ensuite de susciter des réunions, des moments d’échanges, au delà de nos bureaux. A nous aussi de laisser un ptit paquet de chocobons sur le bureau de JP pour son retour d’arrêt maladie. Parce qu’on l’aime bien, au fond, notre JP…