Le journaliste de France Télévisions Juan Massenya n’appartient pas à la génération smartphone, encore moins réseaux sociaux. Il préfère son bistrot. Originaire de banlieue parisienne et père de 3 enfants, ce journaliste de 52 ans animateur entre autres de l’émission Vinyle sur France Ô, excelle dans l’art d’interviewer des personnalités avec la musique comme fil conducteur. Extraits choisis de notre discussion en live et en vidéo sur le thème des médias sociaux.
Mel : Quel regard portes-tu sur les réseaux sociaux ? Qu’est-ce qu’ils t’inspirent ?
Juan : « Je compare souvent les réseaux sociaux avec le fait d’arriver, quand on est petit le matin à l’école, avec LA nouvelle cassette à partager. Ou bien pour les adultes, de se rassembler dans les bistrots. En fait, je perçois une énorme dimension affective dans cette démarche qui consiste à discuter avec des inconnus. Le mécanisme est le même et repose sur l’émotion, le sentiment, l’affect, l’égo… Les réseaux sociaux n’en sont que l’outil, la technologie. La seule différence aujourd’hui, c’est que tu partages non plus à l’échelle de ta cour d’école ou de ton quartier, mais avec le monde entier ».
Justement, on parle beaucoup de « communautés » sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce qui permet de « faire communauté » selon toi ?
« Le web est une macro-communauté. Toi comme moi on appartient à la fois à la même communauté – on est humains – et à différentes communautés dans la même journée : on cuisine, on est homme ou femme, on habite à un endroit ou un autre… Il y a aussi les communautés d’anciennes connaissances. En cela, le passé n’est pas vraiment le passé, il peut devenir le présent grâce aux gens que l’on a retrouvés. Pour ça, les réseaux sociaux sont extraordinaires ».
Sur quels sujets interviens-tu sur les réseaux sociaux ?
« Je n’interviens jamais. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas envie d’intervenir. J’adore lire les échanges, les discussions, thèses antithèses, actions réactions… un peu comme quand je fais mes revues de presse le matin. Tout m’intéresse, mais de là à intervenir, non. Je trouve plus intéressant d’essayer de comprendre que d’enseigner. C’est peut-être une question d’éducation mais j’ai toujours un peu de retenue quand il s’agit d’intervenir sur des sujets que je ne maîtrise pas. Car certains sujets méritent plus que du bavardage et je suis partisan de donner l’impression qu’on a fait le travail nécessaire pour ouvrir sa gueule. Sinon, je préfère aller dans mon bistrot et discuter avec ma communauté. Une communauté restreinte avec laquelle les conneries qu’on va pouvoir déballer sont sans conséquences car c’est de l’entre soi. »
Dans ton émission Vinyle par exemple, tu amènes tes invités à se confier et tu permets aux spectateurs de les découvrir plus intimement. En quoi la musique permet cela ?
« La musique offre la possibilité de se dévoiler totalement, sans retenue. Il n’y a pas de ridicule, pas de jugement de valeur. On ne pourra jamais te reprocher de danser sur la table, même si on ne t’aime pas. Quand tu choisis un morceau, c’est un des rares moments où la spontanéité fait face à la retenue. Tu te révèles sans avoir le sentiment de te dénuder. J’aime bien appeler les disques les « galettes de Proust » : avec elles, on s’autorise à laisser notre entité pleine s’exprimer, et non notre avatar, notre personnalité médiatique. Aux premières notes d’une chanson, d’une mélodie, on peut voit l’édifice s’effondrer et laisser la place à la véritable personnalité, de façon élégante et conviviale, chargé d’émotion. Un disque et tu réunis les gens C’est un révélateur, comme en photo : tu plonges ton bout de papier dans un bac et tu te prends l’image complète en pleine gueule. »
À ton avis, quelle est la différence entre l’intimité choisie et mise en scène par soi-même sur les réseaux et celle livrée dans le cadre d’une interview ?
« La mise en scène révèle une grande souffrance, selon moi. Une grande violence aussi. C’est un moyen de se protéger des autres et de soi. Quand la représentation prend le pli sur la réalité, cela peut engendrer des dysfonctionnements sur le plan de l’identité. La représentation que les médias traditionnels ont d’ailleurs donné de ma culture urbaine et hip-hop ne nous a pas permis de grandir aux yeux de la société. Nous sommes restés des « jeunes de banlieue », même à 50 ans passés ! Cette « assignation à identité », c’est une spécificité de notre société française, mais avec des outils comme des émissions TV, on tente de casser ça. Ce que j’aime beaucoup en télé, ce sont les silences. Quand tu laisses ton invité dans le silence, c’est lui qui choisit qui il a envie d’être. J’ai cette envie folle de découvrir et donner à voir qui se cache derrière les représentations. La démarche qui est la nôtre, c’est de permettre aux uns et aux autres d’acquérir une forme de respectabilité au-delà de notre communauté, à travers un langage intelligible, pour enfin s’autoriser à s’autoriser. »
Pour finir, parle-nous de ton projet de média !
« Nous avons envie de faire le média qu’on aimerait regarder : un enchevêtrement d’éléments esthétiques, idéologiques, philosophiques, transgénérationnels, transculturels… On va parler culture, musique mais aussi parentalité ou problèmes de scolarité par exemple. La pierre angulaire sera le direct et notre code commun, la francophonie. J’ai grandi dans un univers et on ne savait pas ce qu’on allait manger le soir et avec n’importe quoi, on faisait un truc de fou. Dans les couloirs, ça sentait bon et tout le monde voulait venir manger chez nous. Pour prévoir le média d’avenir, on va utiliser cette recette du mélange. »
Et quelle place auront les réseaux sociaux dans ce projet ?
« Grâce aux réseaux sociaux, je me suis rendu compte qu’un mec à Québec pouvait parler à quelqu’un à Lomé, Toronto ou Cayenne. C’est fabuleux. J’aimerais de la coproduction et un véritable universalisme. On vit une époque fantastique, où tous les garde-fous qui avaient été mis en place et qui permettaient aux dominants de se maintenir, sont en train de s’effondrer. Internet a permis de démanteler cela et c’est une vraie Fontaine de jouvance. Notre société a évolué beaucoup plus rapidement que nos élites. J’ai le sentiment de repartir à zéro, avec toutes les générations. Ça donne envie de se réadapter, proposer un média futur ! »